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MIRA SANDERS OU COMMENT MESURER LA PROFONDEUR DES SENTIMENTS


Aurore Vaucelle in La Libre Belgique, Publié le jeudi 09 juillet 2015


L’invitation à entrer s’entame dès la rue, au numéro 78 de la rue de l’Eté, à Bruxelles. Une voix, claire et distincte, celle de Mira Sanders, se déploie dans l’espace public, depuis le morceau de trottoir où on est posté, le doigt prêt à appuyer sur la sonnette. On est attiré et impressionné à la fois, mais comme la curiosité l’emporte… Dring !


Eté 78 est un centre de partage, à la frontière entre l’espace muséal institutionnel et la galerie d’art, et c’est Olivier Gévart, collectionneur d’art et propriétaire des lieux, qui fait aussi le portier souriant/médiateur enthousiaste. En ce moment, il parle de Mira Sanders, dessinatrice plasticienne et aussi, ce n’est pas anodin, prof d’architecture à Saint-Luc à Leuven.


Ce jour-là, l’artiste est là, elle prend le temps de poser des mots sur les pièces qui ouvrent l’expo. Des dessins de prime abord un peu abscons, et pour cause, on n’a pas encore fait le chemin qui nous permettra d’appréhender l’espace que Mira a dessiné en plusieurs dimensions.


"Le dessin c’est pour moi l’écriture première", et ce qu’on voit là ce sont ses visions personnelles d’un espace précis, un espace dans lequel elle nous fait entrer, bien que l’objet plastique reste en deux dimensions. Comment fait-elle ce prodige ?


La démarche sandersienne


Empirique et à la fois philosophique, la démarche est surtout très "physique". L’idée, c’est d’arpenter l’espace dans toutes ses dimensions : la longueur et la largeur et bientôt, en fait, la profondeur. Celle qui donne du volume - la troisième dimension -, mais aussi la Profondeur avec un grand "P", si l’on peut dire, celle qui donne du sens aux choses de la vie banale.


En l’espèce, voici comment cela se passe, un exemple à la clef : Mira S. dégote une carte postale de Maastricht, sur laquelle elle voit un couple marcher. Elle reproduit cette scène humaine, mais prend le temps aussi de dessiner le décor : trottoir, route, mobilier urbain dépersonnalisé, vitrine derrière laquelle une robe rutile. M. et Mme Van Haeren se baladent, et à partir de là, à partir de cet infime morceau narratif, particulièrement ténu en infomations, Mira reproduit à coups de dessins, qui se superposent, une géographie de la ville. Elle invente une histoire à ses "passagers", passants anonymes qu’elle embarque dans son dessin multidimensionnel.


La faille entre espace réel et espace vécu


Son dessin est d’abord une coupe de la ville, comme si elle avait coupé, d’une main divine, la cité en un gros morceau de gâteau à étages. Elle note scrupuleusement les dimensions entre le trottoir et la rue, entre la poubelle publique et le papier, qui est tombé à côté. Rapidement, espace public et espace privé se mélangent, ou plutôt se rencontrent, inévitablement. L’artiste ne se contente pas de ce qu’elle voit, elle imagine en dessous le remous de la ville, les égouts, les canalisations qui sont comme les multiples lignes de vie d’une main; ici ce sont les lignes de vie de la cité qui sont représentées.


Et puis, comme si cela ne suffisait toujours pas à l’insatiable Mira qui regarde sans se lasser la ville vivre et s’agiter, elle interroge la dimension entre Mme Van Haeren et la robe dans la vitrine : est-elle tentée par l’achat ? Ou celle entre madame et monsieur ? Ils marchent l’un à côté de l’autre, mais cela ne nous indique pas la distance réelle qu’il y a entre eux deux. Le plan ne donnera que des dimensions empiriques, mais qu’en est-il de la profondeur des sentiments ? Ce qui sépare ou rapproche les gens ? Mira Sanders donne une autre dimension aux mesures de notre monde.