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LIGNES DE FUITE. Brigitte Aubry, 2013


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LIGNES DE FUITE

1.02.2013 - 15.03.2013

Exposition solo Galerie VidalCuglietta, Bruxelles (BE)


« Usager de l’espace », Mira Sanders en élabore pas à pas1 « le journal », et plus encore que « l’inventaire », elle en conçoit « l’inventé »2 : des traductions imagées et mises en sons, sur des supports et par des moyens variés, d’une relation au monde faite de rencontres avec l’autre et les lieux, et résultant de ses itinéraires ici comme ailleurs – de Bruxelles à Beyrout, de Charleroi à Famagusta, de Namur à Venise, en passant par la Chine… Chemin faisant, l’artiste se saisit du mot « réalité » dans sa pluralité même pour l’inscrire dans de nouveaux phrasés.


Songeant à « ces faiseurs de portulans [cartes enluminées sur parchemins apparues à la fin du XIIIe siècle qui donnent la succession des ports et des havres, tandis que l’espace maritime est sillonné par des lignes géométriques correspondant aux directions de la boussole] qui saturaient les côtes de noms […] jusqu’à ce que la terre finisse par ne plus être séparée de la mer que par un ruban continu de textes3 », Georges Pérec rappelait qu’un besoin de graphie avait accompagné les découvertes et les conquêtes de nouvelles parties du monde.


Avec les ensembles d’œuvres qu’elle présente dans Lignes de fuite, Mira Sanders retrouve cette nécessité première qui consiste à « Décrire l’espace : le nommer, le tracer…4 », exploitant les potentialités de la ligne comme outil de construction d’une représentation, comme matérialisation des limites et des aires d’une surface ou d’un terrain, et en tant qu’elle est un trait continu, réel ou imaginaire, qui sépare deux éléments contigus. Ligne de force ou de fuite, ligne de touche, ligne d’horizon : pour déclarer l’espace et le rendre visible, afin de se situer et de pouvoir, encore, larguer les amarres.


Ces récentes explorations, Mira Sanders les a ancrées dans des photographies en noir et blanc provenant de magazines de DIY des années 1950-60 d’où elle a extrait les vues de mains à l’ouvrage, de gestes précis, de femmes et d’hommes occupés à faire fonctionner les instruments (de mesure ?) les plus divers. Guidée par l’étrangeté de ces relations entre l’être humain et l’objet, qui disent l’empreinte du genre de la science-fiction alors en plein essor (la science et les techniques au service d’une humanité qui s’invente un futur), l’artiste donne à voir des « manières » et « arts de faire »5 pour lesquels elle imagine un devenir et crée un lieu propre. Car partant de la structure et des contours de ces sources visuelles qu’elle place hors contexte (sur du carton, des plaques d’aluminium, le mur), Mira Sanders tire des lignes, positionne des règles de couleur, projette des faisceaux de droites, délimite des formes géométriques, fait apparaître un quadrillage ou des zones peintes, de la tache au tableau. Pareilles à des fils, les lignes ont la blancheur d’un trait de craie et indiquent un mouvement, une direction ; elles concourent à une construction et dessinent des voies buissonnières – brèches de liberté ouvertes dans le plan.


Répondant aux noms d’Ajusteurs-monteurs, de Traceurs de lignes, ou de Perspecteurs, ces compositions, dont certaines, tridimensionnelles et à échelle humaine, sont érigées dans l’espace de la galerie, s’apparentent à des (auto)portraits. Il est question de points de vue. De la nécessité d’inventer de nouveaux outils pour dessiner le monde ; d’en concevoir aussi d’autres usages pour produire un tracé de notre contemporanéité dans ce qu’elle a de moins figurable et qui doit continuer d’être arpenté : l’imaginaire. Plus encore qu’un « art topocritique6 », une topos-poésie7. Par la « colonisation » des images et de leurs alentours, Mira Sanders affirme la page, la feuille, le mur, comme espaces d’inscription de possibles plans d’évasion – ici, maintenant.


1 En référence à l’ouvrage de Jean-François Augoyard : Pas à pas, Paris, A la croisée, 2010 (1ère éd. 1979). L’on doit notamment à l’auteur d’avoir mis en valeur l’importance du paradigme de la marche pour penser autrement l’espace et d’avoir distingué des « figures de cheminement ». Sans oublier Thierry Davila, Marcher, créer, Paris, Ed. du Regard, 2007.

2 Georges Pérec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, nouvelle éd. revue et corrigée, 2000 (1ère éd. 1974), p. 26. Précisons ceci : Le Journal d’un usager de l’espace est le titre générique par lequel Mira Sanders décrit l’ensemble de son travail. Il est emprunté à Pérec qui en avait fait l’objet de son livre.

3  Ibid.

4  Ibid.

5 Il s’agit de « ruses subtiles, [de] tactiques de résistance par lesquelles [l’homme ordinaire] détourne les objets et les codes, se réapproprie l’espace et l’usage à sa façon », ainsi qu’il est bien résumé en 4e de couverture de l’ouvrage de Michel de Certeau : L’Invention du quotidien, t.1 Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », nouvelle éd. établie et présentée par Luce Giard, 2000 (1ère éd. 1980).

6 A ce propos, voir le texte introductif de Nicolas Bourriaud au catalogue de l’exposition du Palais de Tokyo dont il fut le commissaire en 2003 : « Topocritique. L’art contemporain et l’investigation géographique », in N. Bourriaud et al., GNS : Global Navigation System, Paris, Cercle d’art, 2003, p. 9-39.

7 Terme employé par l’artiste en écho aux travaux sur l’art, la peinture, l’espace et le lieu, du philosophe américain Edward S. Casey.


Brigitte Aubry, 7 janvier 2013


ENGLISH


LINES OF ESCAPE

1.02.2013 - 15.03.2013

Solo exhibition Galerie VidalCuglietta, Brussels (BE)


As a “user of space”, Mira Sanders develops her personal “journal” step by step (pas à pas) 1 and, rather than drawing up an “inventory” of space, she “invents” it 2. Using different media and methods, she produces pictural, sound-tracked transpositions of a relationship with the world consisting of encounters with other people and places. These are the fruit of her journeyings near and far: from Brussels to Beirut, Charleroi to Famagusta, Namur to Venice, via China… And as she goes, the artist takes hold of the word “reality” in its plurality, even writing it into new phrasings.


Thinking of “these makers of portulans [illuminated parchment maps which first appeared at the end of the 13th century showing a succession of ports and havens, while the sea areas are webbed with geometrical lines corresponding to the points of the compass] who saturated the coastline with names […] until land was separated from sea by a continuous ribbon of text 3”, Georges Pérec pointed out that the discovery and conquest of new parts of the world had to be accompanied by their own form of “graphie”.

In the collection of works she presents in Lines of Escape, Mira Sanders returns to this primary need to “describe space: name it, plot it…”4. She exploits the potential of line as a tool for constructing a representation, giving material form to the boundaries and areas of a surface or piece of land, as a continuous feature, real or imaginary, separating two contiguous elements. Line of force or line of flight, touch line, line of the horizon. They exist to declare space and make it visible, so that one knows where one is and is able, again, to cast off.


Mira Sanders has anchored her recent explorations in black-and-white photographs taken from DIY magazines dating from the 1950s and 60s. She has extracted views of hands at work, precise gestures, men and women busy using a great diversity of (measuring?) instruments. Guided by the strangeness of these relationships between human being and object, which bear the imprint of the science-fiction genre then in vogue (science and technology as the service of humanity as it invents its future), the artist shows “styles” and “practical skills”5, for which she imagines the future development and creates a place of their own. Starting from the structure and contours of these visual sources, which she places out of context (on cardboard, aluminium plates, the wall), Mira Sanders draws lines, lays down rules of colour, projects beams of straight lines, delimits geometrical forms, creates a grid pattern or areas of paint, from blotch to tableau. Like threads, her lines have the whiteness of chalk marks, indicating movement, direction. They conspire to create a construction and sketch out ways of playing truant – gaps in the plan promising freedom.

Variously described as Ajusteurs-monteurs (metal workers-fitters), Traceurs de lignes (line-markers) or Perspecteurs (drawers of perspective), these compositions, some of them three-dimensional and life size, are erected in the gallery space, akin to (self-)portraits. It is a question of viewpoints. Of the need to invent new tools to draw the world; to conceive of other ways of plotting the least figurable aspect of our modern world, but which must continue to be surveyed: the realm of the imagination. Rather than a “topocritical art form 6”, she gives us topos-poetry 7. By “colonising” images and their surroundings, Mira Sanders affirms the page, the sheet of paper, the wall, as spaces for inscribing possible escape plans – here and now.


Brigitte Aubry, 7 January 2013

Translation from French by Irvin Brown


1 A reference to the work of Jean-François Augoyard : Pas à pas, Paris, A la croisée, 2010 (1st ed. 1979). We are in this author’s debt for having demonstrated the importance of the paradigm of walking as a way of thinking of space differently and for having distinguished between “figures of progression”. Not forgetting Thierry Davila, Marcher, créer, Paris, pub. du Regard, 2002.

2 Georges Pérec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, new revised and corrected edition, 2000 (1st ed. 1974), p. 26. Please note that Le Journal d’un usager de l’espace (The journal of a user of space) is the generic title used by Mira Sanders to describe her work as a whole. It is borrowed from Pérec, who had made it the subject of his work.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 These are “subtle ruses, resistance tactics whereby [the common man] gets round objects and codes, reclaims space and uses it as he pleases”, as is well summarised on the back cover of Michel de Certeau’s work: L’Invention du quotidien, vol.1 Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. “Folio/essais”, new ed. drawn up and presented by Luce Giard, 2000 (1st ed. 1980).

6 On this subject, see the introductory text by Nicolas Bourriaud in the catalogue to the Palais de Tokyo exhibition of which he was commissioner in 2003: “Topocritique. L’art contemporain et l’investigation géographique”, in N. Bourriaud et al., GNS: Global Navigation System, Paris, Cercle d’art, 2003, p. 9-39.

7 Term used by the artist to echo the works on art, painting, space and place by the American philosopher Edward S. Casey.