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TRANSITIONS, Interview réalisée à L’iselp, le 21 mai 2015 entre Catherine Henkinet et Mira Sanders


L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça cogne. Nous cherchons rarement à en savoir davantage et le plus souvent nous passons d’un endroit à l’autre, d’un espace à l’autre sans songer à mesurer, à prendre en charge, à prendre en compte ces laps d’espace. Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le réinventer (trop de gens bien intentionnés sont là aujourd’hui pour penser notre environnement…), mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie. C’est à partir de ces constatations élémentaires que s’est développé ce livre, journal d’un usager de l’espace.

Georges Perec


Le travail de Mira Sanders sonde le réel par divers médias, elle ouvre l’imaginaire du spectateur en dévoilant les espaces réels dans ce qu’ils sont, des espaces à conquérir avec tous les sens et à relire dans leur quotidienneté aveuglante. Suite à la découverte de l’ouvrage de Georges Perec Espèces d’espaces, elle a repris comme credo pour l’ensemble de son travail l’intention du Journal d’un usager de l’espace.


Catherine Henkinet : Comment cette citation a-t-elle marqué le développement de ton travail ?

Mira Sanders : Le Journal d’un usager de l’espace est une phrase qui provient du livre intitulé Espèces d’espaces. Dans cet ouvrage, Georges Perec fait une synthèse sur la notion d’un usager de l’espace. Pour lui, le meilleur en serait le chat qui va trouver tous les recoins d’une habitation que l’homme ne fait jamais. J’aimais beaucoup cette métaphore de l’émerveillement que l’on peut trouver dans une espace que l’on croit évident, ce regard qui permet d’avoir une autre approche sur un espace de vie, de travail…  J’ai repris cet intitulé pour amener le spectateur à s’inviter dans cette approche différente de l’environnement qui touche les différents sens : le visuel, l’écoute ou le toucher, dans l’espoir d’amener le spectateur à voir d’autres choses de l’espace qui est donné. Dans la création d’une installation ou d’une exposition, je vais toujours penser à la place que le spectateur, l’usager de l’espace, peut prendre et surtout quels déplacements il pourrait prendre dans le lieu. Je vais m’attarder sur les divers angles d’approche qu’il peut avoir, découvrir ou ne pas découvrir. C’est une recherche en soi pour chaque exposition, comme celle proposée à ETE 78.


C.H : Dans le cadre de cette exposition à ETE 78, comment s’est passée la rencontre, cette expérience de l’espace ?

M.S : Le lieu m’intrigue toujours en soi, il est initiateur de mes recherches. Il implique un engagement, un temps de dialogue, il faut apprendre à le connaître, à l’habiter au sens de Heidegger qui définit ensemble les termes Bauen-Whonen-Denken comme le fait de vivre quelque part en y construisant quelque chose. Parfois c’est le lieu en tant que tel qui m’inspire, ici c’est cette idée de transitions. Ce lieu m’avait intrigué par rapport à ces passages d’un espace à l’autre, de la rue aux salles d’exposition jusqu’à la terrasse extérieure menant à la résidence privée, de l’espace public au semi-public vers le privé.


C.H. : Dans ta manière de travailler, une première étape serait de percevoir le lieu où tu vas exposer, ensuite vient le moment de la captation sous diverses formes. Comment s’effectue cette analyse de l’espace ?

M.S. : Je peux faire des recherches en bibliothèque sur le lieu pour en savoir plus sur son histoire, ou bien je l’appréhende directement par le dessin. Durant cette phase de dessin, d’autres éléments peuvent intervenir comme le son, la parole, un événement… La photographie ensuite permet d’être précise et de collecter une grande quantité d’images à différentes échelles, sous différents points de vue ; la vidéo impliquera la notion de durée, d’un mouvement qui se capture facilement. Mon intérêt est de puiser dans les atouts de différents médias afin de retranscrire sensiblement ce que j’y ai perçu.

A ETE 78, j’ai d’abord vu un espace rénové, neuf et lors des expositions, j’ai perçu une grande attention portée sur les objets et j’ai voulu travailler d’avantage sur le lieu en tant que tel. Le choix pour cette exposition est d’essayer d’être radical par rapport à l’espace donné sans trop y toucher pour laisser la place au spectateur de le voir ou de le revoir. Dans cette exposition que j’ai voulue dépouillée, j’ai choisi de présenter trois plans de trois lieux différents.  Ce sont des plans préparatoires où je dessine ma première idée qui prend la forme d’une coupe presque architecturale sans être tout à fait juste, mais qui donne un aperçu de mon paysage mental. L’idée est que le spectateur comprenne comment j’ai parcouru cet espace dans ce plan en coupe.


C.H : Aux côtés des trois plans, tu présentes aussi trois vidéos, la plus récente Une tentative de définir la notion de transition, vient ensuite celle produite lors d’une autre exposition à Zurich et la plus ancienne, Un voyage à travers n-dimensions. Tu y parles d’exploration spatiale mais aussi temporelle d’un territoire, voire d’une dimension cachée… A chaque fois tu y effectues une mise à distance par rapport au lieu, tu soulignes et mets en exergue des zones sensibles, tu fais une sélection en lien avec ta propre expérience. Comment se déroulent ces processus ?

M.S : La vidéo est une curiosité par rapport à mon travail, j’aime découvrir ce qu’une autre pratique peut donner en lien avec le dessin. La première vidéo était plutôt une forme de regard mais aussi de critique. Un voyage à travers n-dimensions, où les dimensions peuvent être définies en tant que 1, 2, 3… mais peuvent être aussi de l’ordre du non-dit, comme l’a défini Edward T. Hall dans La dimension cachée. Cette dimension propre à l’être humain, cet espace invisible entre un couple : une femme regarde quelque chose sans que l’homme ne comprenne ; ou la dimension cachée d’un objet : un papier jeté dans la rue et qui est peut être un document important pour des gangs ou un simple message à jeter. Cette dimension existe aux côtés de celles purement mathématiques, mesurables en centimètres, mètres… Je veux parvenir à cette zone de friction entre ces deux-là.

L’autre vidéo filmée à Zurich s’intitule Une profondeur illusoire d’un temps et parle d’une image vue sur un écran. Comment peut-on créer une illusion de profondeur illusoire ? Là, j’en viens à cette histoire de la représentation, des peintres du Moyen-Age, de la Renaissance jusqu’à aujourd’hui où cette question subsiste encore. Quelle est la place de l’artiste par rapport à cette question ? Comment peut-on avoir cette dimension de profondeur ?


La troisième vidéo Une tentative de définir la notion de transition marque les transitions d’espaces mais aussi les transitions de représentation. Sur les deux autres vidéos, filmées de haut, je dessine dans mon carnet. Pour celle-ci, je pars de la peinture de Rogier Van der Weyden, peintre primitif flamand, qui utilise l’archétype de la fenêtre pour donner des séquences, une narration dans la peinture, des ouvertures qui reproduisent un cadre dans un autre cadre : des personnages au premier plan, un paysage à l’arrière et même une vue sur la ville au loin sur l’horizon. Une référence qui m’a intriguée par rapport à cette notion de transition. De même que le passage d’un plan en coupe vers une axonométrie où l’angle de vue latéral devient une vue de haut. Il y a ce passage d’un plan à un autre que l’on retrouve dans les dessins de El Lissitzky ou même de Malevitch qui ont été révolutionnaires à leur époque par rapport à cette permutation de plan. Il y a aussi une part d’imaginaire où je crée  des figures, des personnages qui habitent à l’étage de cet espace ou qui circulent dans la rue et que je vais utiliser en tant qu’acteur pour dimensionner l’espace dessiné. Je veux avoir une toute autre approche par rapport à la représentation d’un espace donné. J’imagine ça comme une recherche plastique pour créer une image qui est recoupée par l’image vidéo pour revenir ensuite à l’aplat. Dans cette image, il y a ce cadre de la caméra et d’autres cadres vers d’autres espaces, c’est vraiment un voyage vers ces transitions d’images frontales et axonométriques.


La nouvelle vidéo produite pour Transitions s’inscrit dans une série de films, des travelogues. Le travelogue est en fait un genre de cinéma documentaire qui est un voyage filmique. Je traverse différents lieux, différentes temporalités par effet  de simultanéité, de transition, de déplacement. Les transitions se retrouvent à travers l’approche du lieu par le dessin mais aussi à travers de nouveaux cadres comme celui de la caméra qui m’écoute et me regarde dessiner. Les deux autres vidéos sont présentes pour que le spectateur puisse voir que cela ne se définit pas essentiellement sur ce lieu-là mais aussi dans d’autres espaces d’exposition, elles lui donnent des points de repères. On voit souvent le produit final mais c’est l’ensemble du processus de fabrication que je veux mettre en avant, l’acte de créer qui devient la forme en soi. Cet acte du dessin se définit à partir de l’expérience de l’usager dans un espace donné et sa traduction sous différentes formes.


L’exposition Transitions (22 juin-18 juillet 2015) est le fruit d’une collaboration entre L’iselp et Eté 78.

Commissaire invitée : Catherine Henkinet

Copyright : Mira Sanders